Thursday, August 03, 2006

Lorsque le néon qui diffusait une reproduction de la lumière solaire commença à faiblir derrière la fenêtre teintée de la boîte en préfabriqué qui lui tenait lieu de bureau, Siegfried consulta machinalement l'horloge qui lui permettrait dans quelques secondes de quitter une routine pour replonger dans une autre. Il s'empara de ses effets personnels, et, malgré la voix monocorde dans son esprit qui lui enjoignait de regagner son appartement, sa douce cellule, ses plats préparés et ses angoisses solitaires, il se décida tout de même à retourner dans ce tripot obscur où il avait passé la nuit, et où l'homogénéité de ses acteurs passifs lui permettait de remodeler le monde à ses envies.
Une fois attablé devant une boisson adaptée à ses errances philosophiques, il repensa une fois de plus aux journées, aux nuits précédentes. Quel genre d'homme était-il ? Se pouvait-il qu'on puisse à ce point être lucide dans l'ivresse et si aveugle sur le sort du monde lorsqu'on s'y plonge, en travaillant un quota d'heures suffisant pour pouvoir faire du golf après, pour pouvoir manger à sa fin, s'endormir à la même heure, avec la certitude grisante qu'une bourde dans la tâche qu'on vient de parfaitement effectuer paralyserait une machine si bien huilée et légitimerait ainsi l'utilité de l'être humain ? Se pouvait-il que sa révolution ne vive jamais plus longtemps que la noirceur de la nuit et que son soleil aseptisé ne lui fasse voir que ce qu'il gagne à ne pas se poser de questions ? Certes, ses doutes et ses rebellions internes l'avait effleuré dans la journée, mais une fois le travail terminé, avec la certitude d'une vie éphémère, avait-il réellement envie de gâcher sa courte et précieuse existence à tenter un utopique bouleversement de valeurs instaurées depuis des siècles ?
Ce ne fut pas la seconde boisson qui lui apporta une quelconque réponse, ni la troisième, mais la personne qui franchit la porte alors qu'il recevait la suivante. Si son esprit était déjà quelque peu embrumé, il faillit défaillir en reconnaissant avec difficulté le visage dur et géométrique du professeur Acorte...décédé sept ans plus tôt.
Celui-ci, sans un regard pour l'employé qui ne l'avait aperçu que dans quelques lointaines conférences, prit place en face de Siegfried et lui déclara, avec un mépris teinté d'affection :

" Tu es bien le fils de ton père. Picoler dans un bistrot miteux pour se sentir vivant, vider des pintes pour oublier que ça fait mal d'être intelligent, et devenir créateur nocturne de théories renversantes pour excuser sa paresse dans la pratique... Heureusement qu'une infime partie des visionnaires de ce monde se sont mis des coups de pied au cul, sinon tes ancêtres seraient morts de la peste ou toi de cette connerie d'anthrax qui a pourri la fin du siècle dernier.

- Monsieur, dit Siegfried, choqué, je n'ai moi-même jamais connu mon père, et je ne pense pas qu'il ait jamais eu une quelconque once d'humanité ou de lucidité. Je sais qu'il était haut placé dans une entreprise compétitive et inhumaine, tout comme vous, et je sais qu'il fut, comme vous l'êtes, un collaborateur efficace à la création de machines à détruire. Je vous prierai donc de garder vos jugements sur l'hérédité de mes points de vue et de me laisser vaquer à mes vaines illusions.

- Ton père aurait répondu la même chose, Siegfried. Mais sache qu'une illusion n'est jamais vaine, ce n'est qu'un aperçu d'une beauté envisageable, et ça suffit pour être légitime, c'est de l'art. Il n'aimait pas que ses illusions appartiennent à d'autres, mais avait besoin des autres néanmoins, et de lieux comme celui-ci où il n'a malheureusement pas su se taire. Le fait est que nous deux gardons encore jalousement nos illusions, alors que celles de ton père l'ont mené à sa perte.

- Je ne vous comprends pas.

- Mon garçon, si j'ai choisi de t'embaucher-car oui tu ne m'as jamais vu, mais moi je sais qui tu es et que tu aurais besoin de moi-, c'est bien parce que je savais que je trouverai un écho à mes idées, à nos idées, après la mort de ton père. Vois-tu, mes recherches en génétique m'ont appris bien avant ta naissance qui tu serais, et je savais aussi qu'un jour ton père mourrait de l'impatience qu'il avait d'exposer ses idées. Il fut assassiné à la demande du Vatican et des dirigeants américains car le tournant qu'il voulait donner au monde menaçait toutes les fortunes de la planète. Je t'ai recueilli, j'ai supervisé toute ta croissance sans intervenir, et désormais il est temps pour toi de connaître le vrai projet, celui qui est caché des yeux du peuple et même des puissants par la gigantesque supercherie qu'est le projet "End's Eve".

- Mais mon père a toujours été un horrible calculateur, tout comme vous, et je n'ai jamais pris la peine de...

- Le bonheur de l'humanité se calcule aussi, Siegfried, maintenant laisse-moi finir, tu encaisseras après. Ce que je dois te dire est plus important que tes idées préconçues sur ce qui t'entoure et mon temps est désormais compté. Où en étais-je ? Ah oui, ton père et moi avons toujours su que pour faire naître notre projet et lui donner les moyens de ses ambitions, nous devions créer une entreprise puissante, en laquelle ceux que nous voulions atteindre auraient une confiance absolue. C'est chose faite puisqu'elle est désormais la plus puissante multinationale de ce monde. La Gamète est née bien avant celle qu'on a présentée au monde avec l'extinction des femmes, et, parmi les puissants loups du commerce et de la politque, nous ne semblons pas seulement être de la même espèce, nous sommes les chefs de la meute.
Vois-tu, ce virus que nous avons créé n'avait alors qu'un seul but, éradiquer de façon anonyme tous les opposants à l'évolution spirituelle du monde : les réactionnaires, les traditionalistes, les fanatiques religieux, tous ceux qui par leurs croyances anciennes empêchaient toute réforme humaniste. Ce sont ces cibles que nous avions choisies qui ont fait de ton père la leur. Il a manqué de discrétion, son enthousiasme et son orgueil l'ont fait parler trop tôt, probablement sous l'amour de l'alcool qu'il t'a malheureusement légué. Cependant, ton père, comme moi, savions qu'il y avait une alternative pour pousser les hommes au changement. Nous avons réfléchi à une façon de pousser l'humanité vers le bien, et la seule solution qui nous apparaissait était de créer le désespoir. Nous savions que sans pétrole, sans eau, sans nourriture, il existerait des hommes qui sauraient encore être heureux et vivre, même de façon précaire. Mais sans les femmes...l'humanité semblerait vouée au néant, à l'extinction, et seuls ceux qui ont de l'espoir, l'espoir de trouver encore une once de vie pour créer du bonheur, seuls ceux là pourraient comprendre l'utilité de cet extermination volontaire. Cette logique froide et implacable m'a été enseignée par ton père, mais je te l'ai enlevée. Je suis entièrement responsable de cette boucherie et j'assumerais cette responsabilité jusqu'à la mort qui m'attend. Je sais ce que tu penses de moi sur le moment, mais le plus grand défaut de l'homme est de ne pas concevoir un passé et un futur de l'humanité sans lui, mon grand défaut et de trop penser au futur pour avoir honte d'exterminer 3 milliards d'êtres pour créer enfin son bonheur à long terme.

- Vous êtes un monstre.

Certes, et je souhaite être encore plus monstrueux aux yeux de tes petits enfants, cela prouverait que l'humanité est plus humaine et légitimerait mon acte.
Je disais donc, que si cet holocauste était effectivement inqualifiable, la chance nous a cependant souri au milieu de toute cette horreur, grâce à notre puissance et nos relations. Mon comportement irréprochable aux yeux des dirigeants religieux et politiques de ce monde a permis d'éviter tout soupçon de collaboration avec ton père. Ces patriarches de la morale croyant avoir éradiqué leur ennemi le plus dangereux, et le mien, ils se sont logiquement tournés vers moi pour garder en secret cette femme africaine, et la soumettre aux analyses les plus poussées. Certains gouvernements m'ont proposé des sommes colossales pour l'obtenir, d'autres pour l'accoupler avec leur plus bel acteur ou meilleur athlète, d'autres encore, aux idées plus subversives, pour lui dépigmenter la totalité du corps et certains organes afin de la rendre pure à leurs yeux et digne de leur ethnie. Ils auraient peut-être donné ton prénom à l'enfant d'ailleurs...
J'ai refusé toutes ces propositions et me suis par là attiré la bénédiction de tous ceux qui attendent encore de formuler leur offre en traitant les autres de monstres. Néanmoins, cette femme n'aura qu'un seul mâle reproducteur, que moi seul ait choisi pour d'autres critères qu'un visage angélique ou une belle musculature. Ainsi, croyant avoir enfermé dans mes locaux, et sous bonne garde, l'avenir de leur société monstrueuse, les puissants de ce monde n'ont fait que me donner la clé de la dernière étape du projet qui scellait l'amitié de ton père et la mienne, et qui scellera à présent la nôtre. En réalité, cette femme possède déjà une réplique identique, ou possédait, puisque sa version clonée est actuellement dans mon appartement, les veines tranchées et l'estomac bien calé par deux douzaines de barbituriques. Tu en déduiras sans doute que j'ai fait "suicider" mon clone de la même manière voilà sept ans...Demain le monde apprendra le décès dramatique de la dernière femme existant sur Terre, et les hommes seront acculés à l'évidence de la fin du monde. Lors de mon exécution, je clamerai haut et fort qu'il faut garder la foi, la vraie, celle d'aucune église, synagogue ou mosquée, et j'exhorterai le peuple à suivre la voix de la sagesse, à attendre le messie, à chercher l'amour sans les femmes, à chercher les femmes aussi, à penser à ce que demain aurait pu être et à croire encore que demain pourra être, si nous le voulons tous. Je leur crierai de chercher la flamme dans les ruines, à apprendre à vivre sans jalouser, désirer ou garder, mais à aider son prochain à aller vers la lumière et travailler ensemble dans le même espoir. Je ne légitimerai mes paroles par aucune vision, aucun prophète, même si j'en deviendrai sûrement un si le projet aboutit. Seuls ceux qui ont l'espoir resteront et le reste mourra, mais ils sont déjà morts de toute façon, ils s'apparentent à tes collègues...
Lucy, quant à elle, est déjà bien cachée, et elle t'attend au pays de la seule foi dont les responsables n'ont pas encore été contaminé par le désir, le pays où la sagesse faisait encore loi il y a cent ans. Tu la trouveras à Lhassa, au Tibet, mais il te faudra la chercher, autour de toi, mais aussi en toi."

Siegfried, n'ayant toujours pas posé ses lèvres sur le verre, choqué, révolté par le criminel qui se trouvait en face de lui, mais tellement dégoûté par ce que le monde avait toujours fait que cette nouvelle horreur ne le blessait que peu. Complètement dépassé par le discours du vieux professeur assassin, il se risqua à une seule question :

"Mais pourquoi irais-je au Tibet retrouver cette femme ? Que puis-je changer au sombre destin de notre planète, que vous avez si cruellement scellé ?

- Mais tout Siegfried, tu peux tout changer. J'ai peut-être scellé l'avenir du monde, mais il n'aura que deux issues, soit sa fin, soit la reconstruction d'une société idéale, humaniste, sur les valeurs chères à mon coeur et au tien.

- Comment osez-vous prétendre que nous partageons les mêmes valeurs, vous qui pourriez être le bâtard d'Hitler et de Staline ?

- Tout simplement parce que quand j'ai étudié les gènes de ton père et ses idées, je me suis efforcé de prendre ce qu'il y avait de bon en lui pour te le transmettre. Il ne manquait que la détermination et la patience, et tu l'as reçu aussi, mais de moi. Tu iras au Tibet, j'en suis sûr, d'une part parce que tu as toujours voulu un tel bouleversement mais que tu ne l'as jamais amorcé, d'autre part car j'ai longtemps cherché un être qui sera assez fort pour aller au bout de ce projet, et qui se remettra assez en question pour ne pas m'obéir aveuglément. Je sais que tu risques d'y renoncer par peur de l'inconnu, par peur du changement, mais cela aussi sera une force, puisque tu n'y seras pas forcé, et que je ne t'offre pas une mission mais ma confiance, et tu le feras dès lors en plein accord avec ton libre arbitre, avec tes convictions. Oui, j'en suis convaincu, tu le feras malgré les paradoxes qui font ce que tu es.

- Mais quoi ? Faire quoi, monsieur Acorte ?

- Mais Siegfried, repeupler le monde, voyons."

9 Comments:

Blogger Vincent said...

Comme on dit dans le texas "Waw, çà c'est pas une mise à jour de tapette !"

Diantre !

1:13 PM  
Blogger Jeanfou said...

Trés trés bon tout ça.

Comme je suis un peu un chieur ya un truc qui me gêne : commment deux personnes peuvent repeupler une terre...ya un problème de diversité génétique ... Ca va faire tout plein d'union consanguines...

Mais bon, j'aime beaucoup et j'espère que ça remotivera tout le monde!

1:50 PM  
Blogger Poncho said...

pour sûr, ça c'est sûr. en avant. mais partez sans moi et puis...ya pas assez de place j'ai un piano dans l'appart.
ahem...faisons ce qu'on peut et nous ferons fi de nos errances intellectuelles grâce au nouvel élan ici donné. merci the abyss

4:15 PM  
Blogger TheAbyss said...

ben ya ce probleme d'union consaguine en effet, mais qui dit que tous les hommes mourront de désespoir ? il restera des homos déjà, et ensuite il restera certaines hommes de foi, les vrais je pense, et il restera tous ceux qui ont encore un peu d'espoir, et ptet que l'un de nous va raconter avec moults détails érotiques l'adultère de lucy, qui pourrait alors créer avec un autre homme la soeur du bébé de siegfried ( vous suivez) bon ça reste consaguin mais moins, c moins cracra.

5:43 AM  
Blogger TheAbyss said...

bah poncho, je suis partagé entre rester dans des interrogations assez vastes et partir dans un trip jalonné et où les contraintes sont plus grandes, je ne sais pas ce que vous en pensez mais je ne sais si ton commentaire est rassurant ou si c'est une pointe d'ironie pour me remercier d'avoir crucifié les possibilités diverses de l'histoire...on en a parlé avec jeanfou et ça peut etre intéressant d'analyser le desespoir des hommes mais aussi en parallèle le parcours initiatique de siegfried, un candide moderne, et notamment sur quelles valeurs nouvelles il veut reconstruire le monde...je sais pas trop, à vous de voir, notez bien que j'ai enfermé l'histoire dans un carcan mais chacun est libre d'y faire rentrer Buffalo Bill ou les zinzins de l'espace je n'en serais pas vexé, ou meme de faire passer le docteur acorte par un violeur fou qui cherche a s'accoupler avec une guenon tibétaine...ya pas de souci.

6:41 AM  
Blogger TheAbyss said...

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6:42 AM  
Blogger Poncho said...

ah non non ce n'était en aucun cas ironique mais visiblement, sur internet comme dans la vie réelle je suis un handicapé de la démonstrativité. putain! c'est pourtant simple de manier le français de telle manière qu'on fasse comprendre à l'autre sa joie mais moi non...sniff et dire que j'arrive même des fois à faire croire sur une carte postale que j'ai vraiment hâte de revoir qqun alors que c'est pas le cas. dman fuck!
donc non ce n'est pas ironique, merci pour ton post, certes une voie est tracée mais je pense qu'il en faut plus pour nos cerveaux géniaux et que ce n'obèrera nullement les possibles offerts par cette situation dramatique.
0% d'acrimonie dans ce comment. à bientôt

1:34 AM  
Blogger mawine said...

Tout simplement bluffant, je n'imaginais pas la suite comme ça mais c'est carément mieux ainsi, je m'en suis délectée. Chapeau !

3:39 AM  
Blogger Sophie said...

Je dis bravo! Excellent même. Je pense que ça nous ouvre des portes plus que ça nous en ferme au final... et puis... et puis l'imagination est sans limites!!Qui sait ce qu'il se cache au Tibet ou ailleurs!

8:59 AM  

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