Thursday, August 17, 2006

Le spacieux appartement du professeur Acorte était baigné dans une lumière tamisée qui accentuait le style Renaissance du plafond et en arrondissait les coins les plus obscurs. Un microprojecteur efficacement dissimulé jetait au mur le journal télévisé du soir, présenté par un journaliste qui ne parvenait même plus à dissimuler les ravages des larmes qu'il avait dû verser avant l'émission, qui ne cherchait pas même à faire preuve de professionnalisme, tant son salaire, son emploi, son confort, perdaient leur sens à chaque seconde de diffusion des images qui défilaient dans l'encadré au coin de l'écran.
Des cadavres. Des mutilés. Des hommes qui hurlaient dans la rue. Des homosexuels qui défilaient fièrement en voyant à chaque instant un des leurs tomber sous les pierres de maris, de fiancés, de fils ou de fans, de pères ou même de clients. Mais ils continuaient à avancer en scandant "Adam avec Adam, croquons la pomme à pleines dents !". Plus loin on voyait des corps sans vie flotter dans la Seine, d'autres tomber comme de minuscules fientes d'oiseau de la Tour Eiffel, prise d'assaut pour l'occasion par tous les suicidaires qui voulaient être bien certains de ne pas rester dans ce monde sans sens. "Si en plus je reste paraplégique et que je ne peux plus réessayer, je vais devenir fou", confiait un homme au preneur de son de la chaîne, qui se faisait bousculer dans la longue file d'attente, en lent mouvement vers le haut, qui peuplait les marches de la structure métallique.
Et soudain l'écran se mit à diffuser d'autres images, celles tournées par une moto remontant à grand peine les Champs-Elysées grouillant d'une foule masculine.
On entendit des huées de plus en plus fortes, toutes tournées vers la même direction.
Le centre de convergence de ces exclamations n'était rien d'autre que l'Arc de Triomphe, sous lequel un homme en toge blanche s'adressait à la masse, armé d'un porte-voix qui couvrait avec grand peine le vacarme. Il répétait inlassablement "La Femme n'est plus! La Femme n'est plus!C'est la logique d'un monde que nous avons tué! Nous avons créé des idoles faits de foi ou de billets, d'irresponsabilité et de cupidité! C'est un juste châtiment car nous nous sommes écartés de la voie de la sagesse! Mais gardez l'espoir, mes frères, faites le Bien et occupez-vous de votre prochain, il y a toujours un espoir, et peut-être existe-t-il une contrée où des femmes nous attendent encore, et nous devons vivre pour aider les faibles et ceux qui ne croient plus, nous devons vivre parce que nous ne devons pas nous résigner! Toute punition appelle réflexion, et toute prise de conscience appelle récompense!"
Et l'homme reprenait sans fatiguer son discours, mot pour mot, à une foule qui braillait que son prochain était loin d'être aussi attirant que la femme qu'il fréquentait, que l'espoir avait malheureusement des seins et une douceur qu'ils n'auraient jamais plus, et qu'il valait mieux se foutre en l'air avant de commencer à défiler avec les tantouzes de Paris et y prendre goût.
Personne n'avait reconnu le professeur Acorte, transformé par les meilleurs chirurgiens de la Gamète et par les sept années qui le séparaient de son dernier portrait public.
Il exhortait toujours le public, et lorsque la caméra se tourna vers un routier quadragénaire pour qu'il démontre par A plus B que ce connard en drap de lit n'était qu'un de plus de ces pédés, une pierre décrivit une courbe au dessus de la foule et vint atteindre Acorte de plein fouet au front. La toge et l'estrade se maculèrent de rouge à une vitesse effrénée, et ce ne fut qu'après quelques secondes que quatre hommes jetaient le corps sans vie du professeur dans le caniveau, sur un autre tas de chair morte. Les gens hurlaient, se lamentaient, se déchiraient ou se supprimaient, mais certains, éblouis, semblaient puiser une force sourde des propos de ce prophète moderne, semblaient encore disposés à se servir de leur corps et de leur esprit pour explorer avec pragmatisme tout le mince espoir qui leur était offert avant de se résigner comme les autres à l'onanisme puis au suicide. Des jeunes, éblouis par le courage de cet homme, se penchèrent au sol pour soulever le cadavre comme un symbole au dessus de leurs têtes, et se mirent à organiser leur propre manifestation. Un vieil homme au regard aigri tentait de leur expliquer que cet homme était mort aussi vite que l'espoir absurde qu'il avait tenté d'insuffler, tandis qu'un jeune homme efféminé lui jeta froidement qu'il n'y aurait heureusement bientôt plus d'avatars de Ponce Pilate dans le futur. La discussion dégénéra rapidement, et bientôt l'image ne fut plus qu'une marée de bras, de jambes, de bâtons et de cris, avant de disparaître sèchement et de laisser place à une superbe ferme autrichienne, agrémentée de piaillements d'oiseaux et une inscription d'excuse aux téléspectateurs pour des raisons techniques.

"Excellent! Vraiment excellent! Ha ha! Je n'ai même pas eu à expliquer mes actes ou à être jugé, ces abrutis ont fait mon travail sans m'en présenter les contraintes ! Les imbéciles, ha ha, les marionnettes!"

Le professeur Acorte se gaussait encore devant la ferme autrichienne lorsqu'une toux rauque le fit renverser la majorité de son brandy sur la peau de tigre qui couvrait son parquet.

"Toujours aussi machiavélique à ce que je vois", dit l'homme.

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